Consolidation mémorielle : la répétition espacée et expansée

Mémoire et consolidation

La mémoire peut être définie comme la fonction mentale qui permet d’encoder, de stocker et de rappeler des informations. Ces trois concepts sont fondamentaux, car ils renvoient aux étapes obligées de toute activité mnésique, qui permettent à des informations d’entrer dans la mémoire, d’y être maintenues et d’être rappelées. Ainsi, la mémoire a un rôle central dans l’apprentissage, et souvent le but recherché de tout apprentissage est la conservation durable de l’information. Le terme de consolidation, utilisé pour rendre compte de la mise en œuvre de mécanismes qui permettent cette conservation durable dans la mémoire à long terme, fait référence à des processus variés.

La courbe de l’oubli d’Ebbinghaus et son antidote

Le modèle d’Ebbinghaus, psychologue allemand du XIXe siècle, également connu sous le nom de courbe de l’oubli1, est au cœur de la théorie de la mémoire. Ce modèle postule que la mémoire décroît exponentiellement avec le temps et représente donc la vitesse à laquelle nous oublions les informations que nous apprenons. Pour éviter toute surcharge inutile, notre cerveau oublie constamment et de manière exponentielle des informations qu’il reçoit mais qu’il ne juge pas importantes.

Heureusement, il est possible de contrecarrer cette courbe de l’oubli en suivant les deux préconisations d’Ebbinghaus :

  1. Une meilleure représentation de l’élément appris, grâce à des associations d’idées, aussi connues sous le nom de mnémoniques (ancrage de l’information en utilisant tous les moyens à votre disposition : images, sons, slogans…)
  2. Des répétitions régulières et espacées dans le temps, qui rendent l’oubli de plus en plus lent. Plus on connaît l’information, plus le temps entre chaque répétition grandira.

Concernant les répétitions régulières et espacées dans le temps, deux effets majeurs sont à prendre en compte pour la consolidation en mémoire. D’une part, l’effet d’espacement qui est l’observation selon laquelle les personnes tendent à se rappeler des choses de manière plus efficace si elles utilisent la pratique de la répétition espacée (de courtes périodes d’étude réparties dans le temps) par opposition à la pratique en masse (c’est-à-dire le “bachotage”). Le phénomène a été documenté pour la première fois par Hermann Ebbinghaus (1885)1, qui s’est utilisé comme sujet dans plusieurs expériences de mémorisation d’énoncés verbaux. Dans une étude, après une journée de bachotage, il pouvait réciter avec précision des séquences de 12 syllabes (de charabia, apparemment). Cependant, il pouvait obtenir des résultats comparables avec deux fois moins de pratiques réparties sur trois jours. D’autre part, l’effet de décalage2 qui est l’observation connexe selon laquelle les gens apprennent encore mieux si l’espacement entre les pratiques augmente progressivement. Par exemple, un programme d’apprentissage pourrait commencer par des révisions espacées de quelques secondes, puis de quelques minutes, puis d’heures, de jours, de mois, et ainsi de suite, chaque examen successif s’étendant sur un intervalle de temps de plus en plus long. Les effets d’espacement et de décalage sont bien établis dans la recherche sur l’acquisition d’une deuxième langue3,4, et des avantages ont également été démontrés pour la gymnastique, le lancer du baseball, les jeux vidéo et de nombreuses autres compétences5. Cette répétition espacée et expansée est plus communément appelée SRS (de l’anglais Spaced Repetition System), directement en lien avec les systèmes et algorithmes de répétition espacée ayant été mis en place depuis les travaux d’Ebbinghaus.

Théorie : les systèmes de répétition espacée

Pimsleur6 (1967) a peut-être été le premier à faire un usage pratique courant des effets d’espacement et de décalage, avec son programme d’apprentissage des langues basé sur l’audio. Il a qualifié sa méthode de rappel à intervalles gradués, selon laquelle un nouveau vocabulaire est introduit puis testé à des intervalles augmentant de manière exponentielle, entrecoupés par l’introduction ou la révision d’un autre vocabulaire. Toutefois, cette approche est limitée puisque le programme est préenregistré (révisions à intervalles croissants de 5 secondes, 25 secondes, 2 minutes, 10 minutes, 1 heure, 5 heures, 1 jour, 5 jours, 25 jours, 4 mois et 2 ans). Elle ne peut donc s’adapter aux capacités réelles de l’apprenant qui est obligé de pratiquer tous les mots selon le même horaire fixe et croissant.

La paternité des systèmes de répétition espacée que nous utilisons actuellement revient principalement au système de Leitner7 (1972). Leitner a proposé un algorithme différent de répétition espacée destiné à être utilisé avec des cartes mémoire (de l’anglais flashcards), qui se présentent généralement sous la forme de feuilles cartonnées avec, au recto, une question sur l’information à apprendre et, au verso, l’information proprement dite. Il est plus adaptatif que celui de Pimsleur, puisque les intervalles d’espacement peuvent augmenter ou diminuer en fonction des performances de l’élève.

Dans le système de Leitner, les cartes mémoire sont rangées dans cinq boîtes différentes, par ordre croissant de connaissance. Dans la première boîte, on met donc les cartes que l’on ne connaît pas du tout et dans la dernière, celles dont on se souvient parfaitement. Ce système utilisant la répétition espacée, on va donc réviser très fréquemment les cartes de la première boîte, moins celles de la deuxième et ainsi de suite. À chaque révision, si on reconnaît avec succès la carte, on la fait passer dans la boîte suivante. Si ce n’est pas le cas, on la remet dans la première boîte ou dans la boîte précédente, suivant la version du système de Leitner qu’on utilise. En fin de compte, le but est bien entendu de faire passer toutes les cartes dans la dernière boîte et de faire en sorte qu’elles y restent. Au bout de plusieurs répétitions de plus en plus espacées, les informations finissent par passer dans la mémoire à long terme et il sera à ce moment possible de rester très longtemps sans les réviser.

De la théorie à la pratique : les algorithmes de répétition espacée

La répétition espacée est une technique très puissante, car adaptée au fonctionnement de notre cerveau. Cependant, elle présente un inconvénient de taille : elle est extrêmement complexe à mettre en œuvre. C’est donc à ce niveau que l’informatique entre en jeu, pour automatiser ce processus extrêmement fastidieux. Les algorithmes logiciels utilisant la répétition espacée se chargent de calculer à votre place les intervalles de révision pour chaque carte mémoire et vous envoient un rappel au moment où vous devez vous exercer. Le gain de temps est ainsi absolument énorme et fait passer le système de Leitner du statut de curiosité intellectuelle à celui d’outil réellement intéressant pour les apprenants.

Plusieurs programmes de flashcards électroniques (dont Duolingo) utilisent le système Leitner pour planifier les révisions espacées, en organisant les éléments dans des boîtes “virtuelles”. Alternativement, Piotr Woźniak a également été l’un des pionniers des logiciels de répétition espacées. Frustré de ne pas pouvoir apprendre plus efficacement l’anglais, Woźniak a développé un algorithme qui a donné naissance à SuperMemo8, logiciel encore utilisé aujourd’hui. L’algorithme de SuperMemo a même été directement réutilisé dans d’autres logiciels, comme Mnemosyne, Anki ou MosaLingua.

La plupart des algorithmes pratiques de répétition espacée, largement développés dans les années 1960-90, sont de simples heuristiques avec quelques paramètres déterminés à la main. Ce sont des méthodes de calcul qui fournissent rapidement une solution réalisable, pas nécessairement optimale ou exacte, au problème difficile de l’optimisation des intervalles de révision. Cependant, la popularité récente des logiciels d’apprentissage en ligne à grande échelle permet de collecter de grandes quantités de données parallèles sur les élèves. Ces grandes quantités de données peuvent être utilisées pour entraîner empiriquement des modèles statistiques plus riches9–13 plus réalistes et précis.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Ebbinghaus (1885), H. Memory: A Contribution to Experimental Psychology. Ann. Neurosci. 20, 155–156 (2013).
  2. Melton, A. W. The situation with respect to the spacing of repetitions and memory. J. Verbal Learn. Verbal Behav. 9, 596–606 (1970).
  3. Cepeda, N. J., Pashler, H., Vul, E., Wixted, J. T. & Rohrer, D. Distributed practice in verbal recall tasks: A review and quantitative synthesis. Psychol. Bull. 132, 354–380 (2006).
  4. Pavlik, P. I. & Anderson, J. R. Using a model to compute the optimal schedule of practice. J. Exp. Psychol. Appl. 14, 101–117 (2008).
  5. Donovan, J. J. & Radosevich, D. J. A meta-analytic review of the distribution of practice effect: Now you see it, now you don’t. J. Appl. Psychol. 84, 795–805 (1999).
  6. Pimsleur, P. A Memory Schedule. Mod. Lang. J. 51, 73–75 (1967).
  7. Leitner, S. So lernt man Lernen: Der Weg zum Erfolg [Learning to learn: The road to success]. Freibg. Herder (1972).
  8. Wozniak, P. A. & Biedalak, K. The SuperMemo Method-Optimization of Learning. Poznan Inform. 1–9 (1990).
  9. Reddy, S., Labutov, I., Banerjee, S. & Joachims, T. Unbounded Human Learning: Optimal Scheduling for Spaced Repetition. in Proceedings of the 22nd ACM SIGKDD International Conference on Knowledge Discovery and Data Mining 1815–1824 (Association for Computing Machinery, 2016). doi:10.1145/2939672.2939850.
  10. Ye, J., Su, J. & Cao, Y. A Stochastic Shortest Path Algorithm for Optimizing Spaced Repetition Scheduling. in Proceedings of the 28th ACM SIGKDD Conference on Knowledge Discovery and Data Mining 4381–4390 (Association for Computing Machinery, 2022). doi:10.1145/3534678.3539081.
  11. Yang, Z. et al. TADS: Learning Time-Aware Scheduling Policy with Dyna-Style Planning for Spaced Repetition. in Proceedings of the 43rd International ACM SIGIR Conference on Research and Development in Information Retrieval 1917–1920 (Association for Computing Machinery, 2020).
  12. Tabibian, B. et al. Enhancing human learning via spaced repetition optimization. Proc. Natl. Acad. Sci. 116, 3988–3993 (2019).
  13. Choffin, B., Popineau, F., Bourda, Y. & Vie, J.-J. DAS3H: Modeling Student Learning and Forgetting for Optimally Scheduling Distributed Practice of Skills. ArXiv Prepr. ArXiv190506873 (2019).

Matthieu Vanhoutte